Réponse au discours de réception de Georges Duby

Le 28 janvier 1988

Alain PEYREFITTE

Réception de Georges Duby

 

     Monsieur,

     « L’histoire est l’ingrédient sans quoi aucune conscience nationale n’est viable ». Voilà, Monsieur, ce qu’écrivait, en préface à un ouvrage posthume tout récemment publié, Fernand Braudel, votre maître et ami, qui nous a trop vite quittés. Il nous adresse ce dernier message, comme un rayon venu d’une étoile éteinte. Notre Compagnie reçoit aujourd’hui l’un de ceux qui donnent un sens à cette affirmation.

     Quand le passé est directement le nôtre, quand les ombres sortent des caveaux de nos églises ou de la terre de nos cimetières, les historiens entretiennent avec la conscience nationale une relation mystérieuse et féconde. Sans eux, l’identité de la France serait mortelle.

L’épaisseur de l’histoire.

     Les chroniqueurs de Saint-Denis nous ont marqués autant peut-être que les rois qui y sont enterrés. De siècle en siècle, Villehardouin, Joinville, Commynes, Mézeray, Voltaire, Michelet, Lavisse ont façonné le regard des Français sur la France.

     Leur regard est amoureux, mais d’un amour exigeant, lucide, critique. Ils ont toujours été les garde-fous du pouvoir. Il est beau que Lavisse — l’historien républicain par excellence — ait reconnu la grandeur de Louis XIV. Comme il est beau que les chroniqueurs de Saint-Denis aient livré, des rois leurs maîtres, non des panégyriques, mais des portraits. L’événement d’hier ne se plie pas volontiers à nos idées d’aujourd’hui. L’histoire, née dans la chronique, s’est mise à la dure école du fait. Elle s’est enrichie de l’apport des autres sciences de l’homme. L’honneur des historiens français d’aujourd’hui est d’avoir poursuivi, avec des instruments nouveaux, cet ancien sillon.

     Vous vous inscrivez, Monsieur, dans cette tradition ; et c’est pour la dépasser. Vous renouvelez notre vision de nous-mêmes. Vous êtes devenu l’un des grands prêtres de la conscience nationale.

     Médiéviste, vous nous imposez, plus qu’un historien d’époques moins reculées, l’obligation de nous situer — nous, Français du temps présent — par rapport à cette si longue durée. Vous nous faites aller et venir sans cesse de la fascination de la différence à la fascination de la similitude. Le don d’une terre, une bataille gagnée ou perdue, un mariage — ce sont des faits de tous les temps. Vous grattez derrière cet intemporel du fait, pour chercher, et souvent trouver, le sens — qui, lui, brutalement, commence par nous éloigner. L’histoire prend de l’épaisseur. Mais quel plaisir ensuite, ayant saisi la profusion et la cohérence d’une époque, d’y retrouver, plus profond encore, l’humanité ; d’y découvrir de très anciennes couches de l’humus dont nous sommes faits ! L’histoire est un humanisme, ou elle n’est pas.

     Car l’histoire, sans l’historien, ne serait que le passé mort. Caractères à demi effacés sur un parchemin, chapiteaux rongés, peintures murales recouvertes de plâtre : cette matière inerte, c’est l’historien qui la transmue en silhouettes vivantes de notre paysage spirituel. Pareil au poète selon Rimbaud, il opère par « sorcellerie évocatoire ».

Un « sorcier évocateur ».

     Vous êtes, Monsieur, un sorcier évocateur. Vous faites revivre ce qui n’est plus ; mieux, vous nous faites vivre avec ce qui a été. Grâce à vous, nous chevauchons aux côtés de Guillaume le Maréchal. Nous sommes tour à tour guerriers et paysans ; tantôt, bataillant à Bouvines ; tantôt, labourant les terres du Mâconnais. Nous frémissons aux approches de l’An mille. Nous bâtissons des cathédrales. Évocation, convocation : les ombres d’autrefois répondent à votre appel.

     Si vous ressuscitez avec tant d’aisance le passé, c’est qu’il vous est présent.

     Vous visitez avec un ami l’abbaye romane de Conques. Dans l’absidiole qui abrite la statue en or de sainte Foy, vous montrez les dalles nues : « Ici, dites-vous, il y a de la paille. C’est là que les pèlerins se couchent. Ils n’ont pas d’hôtellerie où passer la nuit. Ils se blottissent là, pour s’imprégner de la force de la sainte pendant leur sommeil. »

     Dans la salle des gardes de la tour César, à Provins, vous observez un trou au centre de la voûte et, contre le mur, une cheminée. « Cette cheminée, vous écriez-vous, c’est une pièce rapportée ! Au XIIe siècle, les gardes se réchauffent au milieu de la salle, autour du foyer, formé de quelques pierres — comme leurs ancêtres des cavernes. La fumée monte tout droit et s’engouffre dans le trou. C’est seulement au XIIIe siècle que les cheminées apparaîtront. Elles emprisonneront la fumée dans le mur, au lieu de la laisser aller librement. » Le XIIIe siècle, pour vous, c’est le futur.

     Vous parcourez quelques-uns des innombrables celliers voûtés qui truffent la capitale des comtes de Champagne. « Dans la ville haute, remarquez-vous, ces caves gothiques sont creusées sous terre. Dans la ville basse, où la nappe d’eau affleure, elles sont édifiées sur le sol. Dans les deux cas, les habitants y entreposent leurs richesses et couchent au-dessus. La disposition est la même que pour le palais et le donjon qui dominent la ville. Les bourgeois imitent le seigneur. Et le peuple, dès qu’il en a les moyens, imité les bourgeois. »

     Votre coup d’œil, Monsieur, transforme ces lieux de mémoire en lieux de vie.

L’ « ego-histoire ».

     Comment devient-on, je ne dis pas : médiéviste, mais le plus illustre des médiévistes français ? L’agrégation, la thèse, la faculté, le Collège de France, l’Académie des inscriptions et belles-lettres : la voie royale que vous avez foulée d’un pas ferme manifeste votre réussite universitaire. Elle n’explique point votre renommée. Vous n’êtes pas seulement un historien ; vous êtes une vedette de l’histoire. Pourquoi vous ? Alors que d’autres médiévistes sont sans doute des savants non moins éminents que vous ? Qu’apportez-vous de neuf ? En quoi votre œuvre nous importe-t-elle ?

     Évertuons-nous à percer le secret qui vous a permis d’acquérir ce rayonnement.

     Notre confrère Claude Lévi-Strauss a exhumé une phrase de Vico qui récapitule ainsi l’histoire de l’humanité « Il y eut d’abord 1es forêts ; puis les huttes ; ensuite, les villages ; après, les villes ; enfin, les académies. » On dirait que le philosophe napolitain a formulé cet abrégé en pensant à vous. Vos forêts, ce furent les territoires de votre enfance et de votre adolescence. Vous les avez défrichées pour bâtir votre hutte près de Cluny. Votre village, ce fut la faculté d’Aix-en-Provence. Votre ville, ce furent Paris et le Collège de France. Et vous voici dans deux académies. Gravissons ensemble les cinq marches de cet escalier.

     Vous me pardonnerez, Monsieur, de saisir votre vie dans un cadre chronologique ou, comme on dit, selon la méthode « événementielle », vous qui nous avez habitués à une autre manière d’écrire l’histoire. Mais seul Duby pouvait évoquer Duby à la manière de Duby, en écrivant son autobiographie sous le nom — singulier — d’ « ego-histoire », dans l’ouvrage collectif dont Pierre Nora a eu l’heureuse idée. Quand vous aurez découvert le portrait de vous-même que je vais m’efforcer de brosser, peut-être mesurerez-vous l’imprudence que vous avez commise en m’accordant le privilège de me choisir comme portraitiste...

     À vrai dire, votre « ego-histoire » comporte peu d’ego, et beaucoup de philosophie de l’histoire. Elle ne contient aucun de ces épanchements que Léon Daudet qualifiait de « moitrinaires ». Dans les remparts qui protègent votre vie privée, vous ne laissez percer aucune brèche. Vous avertissez loyalement le lecteur : « Je ne raconte pas ma vie (...). Il est bien évident qu’ici l’essentiel est tu. Je vais parler de ma vie publique. » Autrement dit, vous concédez au public ce qui est déjà public.

     Dans notre temps d’exhibitionnisme, on ne peut que saluer cette extrême pudeur. Du reste, la vie d’un écrivain, ce sont ses œuvres. Vous avez le droit de nous dire qu’en nous contentant de lire vos œuvres, nous en savons bien assez sur votre vie. Sans entrer dans la controverse, débattue et rebattue depuis Sainte-Beuve, sur l’utilité de connaître la vie d’un écrivain pour comprendre son œuvre, observons que nous ignorons tout de la vie d’Homère, voire de Shakespeare ; quelques-uns doutent même qu’ils aient vécu.

     Certes. Mais s’ils avaient laissé des traces, il incomberait à l’historien de les exploiter à fond. Puisqu’il m’échoit de me faire l’historien de l’historien que vous êtes, n’avais-je pas le devoir de vous soumettre, et de soumettre quelques-uns de ceux qui vous ont bien connu, à un questionnement dru ? Ne l’auriez-vous pas fait à ma place ? Souffrez, Monsieur, que tout en rendant hommage à votre discrétion, je tente de passer outre.

     J’essaierai néanmoins de tenir compte d’une leçon que j’ai retenue, à vous lire et à vous entendre. Les moments de votre carrière ne se sont pas succédé linéairement. Ils se sont superposés en se prolongeant, pour former les degrés de votre ascension. Le professeur au Collège de France n’a pas rompu avec Aix-en-Provence ; l’homme de télévision n’a pas oublié Cluny.

     Cet enchaînement autorise à voir, dans les multiples aspects de votre vie, non pas seulement des épisodes ordonnés selon la dimension du temps, mais des facettes et des strates constitutives d’une personnalité que l’on doit s’efforcer de comprendre dans son ensemble. Je tâcherai donc d’être aussi attentif aux faits significatifs de votre vie qu’aux traits fondamentaux de votre caractère, de manière à réconcilier en vous ce qu’on appelle les événements et ce que vous appelez les structures.

Une lignée d’artisans.

     Nous voici, d’abord, dans la forêt de votre enfance et de votre adolescence. Une forêt sans chemin tracé. Vous affirmez que vous n’êtes pas historien, mais que vous l’êtes devenu. « Par hasard », ajoutez-vous, avec une sorte de coquetterie. Comme on débouche tout à coup sur une clairière, au hasard d’un vagabondage à travers bois.

     Votre forêt est d’abord celle d’un quartier populaire de Paris, entre le canal Saint-Martin et la République, où vous naquîtes en 1919. Ce n’est pas une futaie royale, ce sont des taillis touffus. L’enfant éveillé regarde. Mais il n’est pas retenu par ce qu’il voit.

     Dans le vieux Paris de vos jeunes années, dans la cour obscure d’un immeuble triste, sans doute vous êtes-vous mis à rêver d’horizons plus campagnards : ceux que vous découvriez pendant vos vacances chez votre grand-mère, près de Bourg-en-Bresse. N’est-ce pas alors, déjà, que vous vous êtes disposé à vous pencher sur la France rurale ? Puis à faire un choix de carrière surprenant, dicté par votre besoin de nature et de soleil, en préférant Aix à la Sorbonne ? On dirait que vous avez gardé de votre enfance une allergie à Paris, comme si la grand-ville vous faisait peur.

     D’origine alsacienne et franc-comtoise du côté maternel, bressane du côté paternel, vous êtes un de ces hommes de l’Est dont Lucien Febvre, qui en était un, a si bien défini le tempérament sérieux et tenace. Une lignée d’artisans vous a transmis le respect de ce que le fils d’une rempailleuse de chaise appelait la belle ouvrage. Votre père, d’abord sellier comme votre grand-père, puis carrossier, fut ensuite teinturier en plumes, dans ce Paris des années vingt où les plumes d’autruche ornaient robes et chapeaux.

     Vos outils à vous, Monsieur, ce sont le stylo, les fiches, la page blanche ; votre matériau, ce sont vos documents. Acharné à rassembler toute l’érudition qui charpente vos ouvrages, à lisser quatre ou cinq fois le même chapitre, vous avez transposé, de l’ordre manuel dans l’ordre intellectuel, le labeur minutieux dont vous aviez eu l’exemple sous vos yeux.

     Ces artisans dont vous descendez, enracinés en pleine terre mais déjà différents des paysans, intégrés dans des bourgades mais peu à l’aise avec les bourgeois établis, ne se sont jamais coupés des ouvriers, qu’ils côtoyaient non seulement dans leur travail, mais dans leurs repas. Vous aussi, vous prendrez soin de ne jamais vous couper du peuple.

     L’attention que vous avez portée aux conditions matérielles d’existence, aux rapports sociaux de production et aux mentalités, peut s’expliquer aussi, certes, par la formation universitaire que vous avez reçue. Mais la façon que vous avez de saisir les détails concrets, de faire vivre les hommes et les femmes que vous étudiez, ne reflète-t-elle pas la tendresse que vous gardez à ces populations de paysans et d’artisans d’autrefois, dont vous vous sentez encore si proche ?

     Vous avez hérité encore d’un tempérament méfiant à l’égard de tout ce qui pourrait porter atteinte à votre liberté d’agir ou de penser. Vos aïeux aspiraient à se retirer pour mener une vie qui leur garantît la maîtrise totale de leur temps. Les travailleurs manuels rêvent souvent d’avancer l’âge de la retraite, pendant que les travailleurs intellectuels rêvent de le retarder.

     Comme votre grand-père, votre père a abandonné sa profession dès qu’il l’a pu. Après avoir travaillé jusqu’à cinquante ans, il a paisiblement vécu jusqu’à plus de cent ans. (Et quand vous avez eu la tristesse de le perdre, vous avez dit à un de vos amis, qui vous cherchait une consolation dans cette étonnante longévité : « Il n’y a pas d’âge pour le chagrin. »)

     Ces origines expliquent mieux, sans doute, quel historien vous êtes devenu ; mais toujours pas pourquoi vous l’êtes devenu.

Amateur éclairé.

     Vos souvenirs d’enfance ne sont nullement ceux d’un historien en herbe. Quand la retraite de votre père le ramène vers sa province d’origine, il vous installe au lycée de Mâcon, à partir de 1932. Votre scolarité ne semble pas davantage déterminante. Vos palmarès confirment que votre trajectoire intellectuelle aurait aussi bien pu vous conduire à la philosophie, aux sciences politiques, ou même aux sciences expérimentales.

     Dans l’espace clos du lycée — où vous étiez « externe surveillé », arrivant le matin à 7 h 30 pour ne rentrer que tard le soir, après l’étude —, vous savouriez l’ouverture à une vie nouvelle, « aux horizons plus vastes », dites-vous. Le paradoxe n’est qu’apparent. Enfant unique, vous avez apprécié la camaraderie du lycée. Né dans un milieu modeste de culture coutumière, vous découvriez l’enthousiasme d’apprendre, grâce à de jeunes et ardents professeurs. Amoureux enfin du silence et de la solitude, vous pouviez consacrer de longues heures à la lecture.

     Que lisiez-vous ? Des livres d’histoire ? Pas particulièrement. La littérature du Moyen Âge ? Aucunement. Les fabliaux ne vous plaisent pas. Vous lisez tout, avec voracité, sauf précisément ce qui nous permettrait de découvrir les prémices de votre orientation.

     Très tôt, vous vous affirmez stendhalien. Par le style, simple, rapide, efficace. Mais peut-être aussi par une certaine idée du bonheur. Comme Fabrice, vous prenez plaisir à être enfermé : la caserne ne vous laissera pas de moins bons souvenirs que le lycée ; et Cluny sera votre chartreuse.

     Vous lisez aussi les contemporains : Gide, Malraux, Céline, Hemingway, Faulkner, suivant les conseils de lecture que vous prodiguaient vos professeurs, hardis pour l’époque. La Nouvelle Revue française vous fascine, comme un phare de haute culture.

     En cet adolescent, le futur universitaire s’esquisse : le goût curieux et ouvert de l’intellectuel. Il ne reste qu’à trouver l’abri où la fonction publique permet de cultiver ce goût — et même d’en vivre, en le communiquant.

     J’allais oublier de signaler que vous êtes, Monsieur, premier prix du concours général. Vous en retrouverez plusieurs dans notre Compagnie, qui ne se recrute pas exclusivement parmi les cancres. Un premier prix d’histoire, dont la fierté aurait enfin déclenché votre vocation ? Nullement. De français, vous qui attachez tant d’importance au style ? Que non pas. De latin, vous qui allez devenir si familier de la langue d’Église ? Nenni. De grec, sans lequel il n’est pas de bon latiniste ? Pas davantage. De mathématiques, vous qui allez annexer les statistiques et l’histoire quantitative ? Encore moins. De philosophie, vous qui vous élèverez si vite au niveau de la philosophie de l’histoire ? Point du tout. Un premier prix de... dessin !

     C’est tout un pan de votre personnalité qui se révèle déjà. Votre goût pour les beaux-arts ne s’est jamais démenti. Vous venez de nous en donner une illustration de plus en analysant les rapports de Marcel Arland et de la peinture. Ce don vous a révélé la dimension artistique de l’histoire. Il vous a fait aussi rencontrer l’art moderne, qui est resté l’une de vos passions. Masson, qui vient de disparaître, et Soulages sont devenus vos amis intimes. Les peintres trouvent en vous, mieux qu’un interlocuteur, un amateur éclairé, puisque vous continuez à peindre pour votre plaisir — à « barbouiller », dites-vous.

Disponible au hasard.

     C’est d’ailleurs à travers l’art que le Moyen Âge s’est approché de vous : la récompense de votre premier prix, ce furent les trois superbes livres d’Émile Mâle sur les cathédrales (on aurait pu vous offrir des gravures ; l’université, incorrigiblement universitaire, vous offre des livres d’histoire de l’art). C’était déjà une invitation. Vous en avez reçu une autre, d’un professeur qui vous mit en garde contre la philosophie et vous orienta vers l’histoire. « Il conviendrait mieux à votre tempérament, disait-il, de vous colleter avec les choses qu’avec les mots. » En fait, vous alliez apprivoiser les mots, pour les mettre au service des choses.

     Hasard, néanmoins, que cette rencontre avec une discipline qui, jusque-là, ne vous avait pas attiré plus qu’une autre.

     Votre insistance à invoquer le hasard nous offre une piste. Le véritable historien n’est-il pas, en effet, essentiellement disponible au hasard ? Tout est bon dans le passé : rien n’est à jeter. Et il faut souvent s’en remettre au hasard du soin de faire le tri. Hasard des chantiers d’autoroute qui exhument des villas gallo-romaines ; hasard des saccages révolutionnaires ; hasard des archives perdues et retrouvées. Faire bon accueil aux propositions du hasard, ne l’avez-vous pas appris dans la forêt de votre enfance, où vous êtes resté disponible à toutes découvertes ?

     À vrai dire, menant mon enquête, je ne pouvais quand même me satisfaire tout à fait de cette succession de circonstances fortuites. Trop nombreuses, précisément, pour ne pas éveiller de l’incrédulité. Si elles se sont montrées décisives, c’est bien qu’elles ont rencontré en vous quelques prédispositions.

« Pluridisciplinaire ».

     Vous voici, Monsieur, au seuil de votre deuxième étape, au cours de laquelle vous allez construire votre hutte.

     Votre père eût-il été instituteur, il vous eût sûrement poussé vers la khâgne — et vous auriez rejoint le cortège des historiens normaliens, les Taine et Fustel de Coulanges, les Lavisse et Mathiez, les Seignobos et Vidal de La Blache, les Marc Bloch et Lucien Febvre. Mais il ignorait l’existence même de cette école, et le détour vous parut presque trop ambitieux : puisque vous vous destiniez à enseigner l’histoire dans les lycées, à l’instar des jeunes professeurs qui vous avaient communiqué leur enthousiasme, le plus direct était de faire la licence et l’agrégation.

     Vous avez retrouvé, d’instinct et par vos propres moyens, le principal avantage de la khâgne et de la rue d’Ulm, qui est d’avoir pratiqué dès le siècle dernier ce qu’on a baptisé pompeusement la « pluridisciplinarité ». De vous-même, et par vous-même, vous êtes devenu, depuis quarante ans, « pluridisciplinaire » comme on a dit depuis vingt ans en croyant faire une découverte. Vous avez compris que les sciences humaines se fécondaient mutuellement, et qu’on ne faisait de progrès qu’en se penchant par-dessus le mur du voisin. Vous avez assimilé les techniques de la géographie, de l’économie, de l’archéologie, de la démographie, de l’ethnologie, de la sociologie, de la psychologie collective. Vous vous êtes même familiarisé avec la psychanalyse. Bref, vous êtes devenu, au sens propre, anthropologue.

     À la faculté des lettres de Lyon, à partir de 1937, vous continuez à jouer au jeu de l’amour et du hasard avec l’histoire médiévale. Vous y avez la révélation, grâce à André Allix, de la géographie, alors que vous aviez choisi de commencer par ce certificat de licence, que vous jugiez rébarbatif, de manière à vous en débarrasser dès la première année. Si vous aviez commencé par l’histoire du Moyen Âge, le professeur qui sévissait cette année-là vous en eût sans doute dégoûté à jamais. Hasard, encore.

     Avec la géographie, cette « science de plein vent », comme vous la nommez joliment, nous approchons du but.

     Pour vous, comme pour Michelet, « l’histoire est d’abord toute géographie ». Aviez-vous déjà lu, en première année de faculté, le Tableau de la France d’où cette phrase est extraite ? En tout cas, ce n’est pas un hasard si, tout récemment, vous venez de rééditer et de préfacer cet opuscule magistral. Vous avez situé les sociétés rurales dans l’espace, avant de les voir évoluer dans le temps.

     Il faut attendre votre troisième année de licence pour que vous abordiez, enfin, l’histoire médiévale, à travers l’enseignement d’un nouveau venu, Jean Déniau.

     Ce fut l’éblouissement. Ce professeur un peu dilettante avait été remarqué par Marc Bloch pour sa thèse sur la ville de Lyon au début du XVe siècle. Il fit entrer ce qu’on appellera, trente ans plus tard, la « nouvelle histoire » à la faculté de Lyon — et dans votre vie. Il vous a littéralement enlevé. Loin de la sélection par l’échec, vous avez bénéficié d’une sélection par la séduction.

     Vous voilà disciple enthousiaste de la prestigieuse école curieusement appelée des Annales, du nom de la revue, alors précisément qu’elle tourne le dos à l’annualité et aux annales de l’historiographie traditionnelle pour s’intéresser, à travers les diverses sciences humaines, aux mouvements de profondeur qui, en longue période, transforment les sociétés et les civilisations.

Un double bonheur.

     Mais les nuages s’amoncellent. Le 9 juin 1940, vous êtes appelé sous les drapeaux. Ils sont déjà en berne : la drôle de guerre a tourné au désastre. Pour vous, comme pour beaucoup de jeunes intellectuels, ce fut une double tragédie.

     Tragédie du naufrage de la patrie, dans la débâcle de l’autorité publique et de la volonté nationale. Tragédie du naufrage d’un idéal, le pacifisme. Votre père avait échappé au massacre de la Grande Guerre en voyant mourir la plupart de ses amis. Vous-même, pacifiste par éducation et par conviction, vous aviez vu dans les accords de Munich une victoire, celle de la paix, celle des hommes de bonne volonté. Généreuse illusion, illusoire générosité...

     De retour à Lyon, « il faut tenter de vivre ».

     Le plus ancien souvenir que garde de vous, Monsieur, votre plus fidèle ami, est la révélation d’une double rencontre. Dans un amphithéâtre, il était placé derrière vous et voyait votre nuque. Près de vous une séduisante jeune fille, ses cheveux bruns retenus par une résille. Vous preniez tous deux consciencieusement des notes. Mais, de temps à autre, vous échangiez un coup d’œil ou un demi-mot.

     L’étudiante à la résille allait tenir dans votre existence un rôle primordial. Dans l’ordre du cœur, bien sûr, mais aussi dans l’ordre de l’esprit. Formée à la même école que vous, d’autant moins complaisante qu’elle est plus aimante, elle passera au crible de son intelligence tout ce que vous écrirez. Son regard, aussi éclairé qu’acéré, ne laissera rien échapper sous votre plume qui ne soit digne de l’exigeante idée qu’elle se fait de vous. Permettez-moi de l’associer à votre triomphe.

     Revenons en 1942. Vous voulez vous marier ; à cette époque, on ne se mariait pas sans une situation. Vous prétendez l’avoir obtenue, une fois de plus, par hasard : huit places ont été mises au concours ; vous arrivez neuvième ; une rallonge décidée au dernier moment vous agrège à l’Université. Cette admission en surnombre n’est évidemment qu’une sottise évitée.

Sept ans pour une thèse.

     Le bonheur d’être reçu vous ouvre ce second bonheur : pouvoir épouser celle que vous aimez. Bonheur précieux, tonifiant, quand, autour de soi, tout paraît menaçant. Les privations rendues plus éprouvantes par l’oppression, un enseignement dénaturé puisque interdit d’esprit critique, la déroute des valeurs sur lesquelles se fondait votre vie : un sentiment d’impuissance vous a envahi. Vous vous sentiez trop éloigné de l’action violente par tempérament, trop soucieux de votre jeune foyer par sens des responsabilités, pour ne pas voir la guerre, dites-vous, comme la voyait Pavese : « Si étrange et si vaste que, sans trop de difficultés, on pouvait se mettre dans son coin et la laisser sévir. »

     Cela n’empêche pas les choix. Parce que vous vous entêtez à apprendre aux élèves de rhétorique ou de philosophie le doute méthodique, on vous rétrograde dans les petites classes. Et, dans votre modeste logement de Lyon, un résistant comme Marcel David, juif, maquisard, a rencontré, à l’heure des plus grands périls, un refuge où reprendre haleine.

     Dès la Libération, vous retrouvez vos professeurs de la faculté : André Allix, devenu recteur par décision de la Résistance, crée pour vous un poste d’assistant auprès de Jean Déniau, vous permettant ainsi de préparer à loisir votre thèse.

     La thèse, à cette époque, était, plus qu’aujourd’hui, une épreuve décisive : la soutenance était une manière d’adoubement par les pairs. Vous y avez consacré sept années, y travaillant comme un compagnon à son chef-d’œuvre. Sept ans à scruter les cartulaires, les capitulaires et les obituaires, afin de reconstituer, à partir des archives éparses de Cluny, un paysage social. Vous avez fait revivre dans le Mâconnais médiéval les prêtres, les guerriers et les paysans.

     Faute d’argent, des bouts de papier vous servent de fiches et vous tapez vous-même avec deux doigts les quelque 1 800 feuillets de ce document. Nous sommes loin de la thèse de Michelet, qui se bornait à vingt pages. Encore la vôtre est-elle une des plus maîtrisées et des plus condensées de cette époque.

     La Société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise est en effet un monument. On y trouve rassemblés tous les acquis de la future « nouvelle histoire ». On peut déjà deviner que vous reprendrez bientôt la place, laissée vacante par la mort tragique de Marc Bloch, de chef de cette école pour le Moyen Âge.

     Ici, vous décrivez la vie matérielle des hommes et des femmes. Là, vous mettez en lumière enchaînements et évolutions lentes.

     Nous admirons peut-être moins le travail de... bénédictin que, déjà, la maîtrise du style. Sous la poussière des archives, c’est l’homme vivant que vous cherchez.

     Vous avez horreur des déballages de fiches. Vous renvoyez la masse des notes érudites en fin de volume, au lieu de l’afficher dans ces bas de page qui montent comme des lames de fond à l’assaut des hauts de page. Et c’est par le style que vous dominez pleinement votre sujet. Vous cherchez et trouvez l’expression qui fait mouche. Tantôt vous déroulez, d’un bout à l’autre d’un alinéa, une longue phrase qui, par touches successives, développe toutes les nuances d’une analyse. Tantôt vous ramassez vos conclusions dans des formules lapidaires. Vous avez le sens de la cadence, qui reflète la marche du temps.

     Jusqu’ici, le parcours est classique. Innombrables sont les jeunes universitaires qui l’ont suivi. Beaucoup d’entre eux, après avoir achevé le monument, y ont trouvé leur tombeau. Leur diplôme de docteur a été le faire-part du décès de leur énergie spirituelle. Vous sortez de l’épreuve fort jeune, frais et dispos — aussi curieux de tout qu’avant, aussi vigoureux au travail, aussi ardent à partager.

Au pays de Cézanne.

     Et vous voici, Monsieur, à votre troisième étape, la plus épanouie sans doute, la plus détendue de votre vie. Vous choisissez votre village, la faculté des lettres d’Aix-en-Provence. Un village ? Même pas. Un vieil hôtel entouré de platanes, où vous étiez, toutes disciplines confondues, neuf professeurs. Je parle d’une époque presque aussi reculée que le Moyen Âge, et qui fut celle où nous avons grandi !

     Vous aviez la perspective, en patientant un peu, d’aller vous asseoir dans une chaire d’histoire médiévale, à Lyon. Mais l’occasion s’offre à vous de créer celle d’Aix. Vous décidez de ne pas la laisser échapper.

     Le choix est étonnant, en termes de carrière, mais non si l’on considère votre personnalité. Vous aviez lu Giono. Vous aviez rêvé de lavande. Déjà, vous aviez passé l’été 1939 en Provence. L’année suivante, la déroute de nos armées vous avait fait échouer à Manosque. Sous le soleil du Midi, vous aviez poussé des racines adventives dans la garrigue. Il ne vous restait plus qu’à vous implanter au Tholonet, au pied de la montagne Sainte-Victoire, dans un paysage de Cézanne.

     Tiré de la grisaille, débarrassé des inquiétudes matérielles, maître de vous-même, vous étiez, dites-vous, « heureux comme un roi ». Votre foyer, enrichi de trois enfants, est accueillant. Les presque vingt années que vous allez passer à Aix, avant d’être appelé un peu plus souvent à Paris, seront dune grande fécondité.

     Vous donnez d’abord la pleine mesure de vos talents pédagogiques dans vos séminaires, où se développent vos recherches sur les relations de parenté, sur la nuptialité, sur le lignage. Vous articulez résolument l’histoire de la vie matérielle sur l’histoire des mentalités, dont vous rédigez le manifeste dans un article pionnier de l’Encyclopédie de la Pléiade.

     Vous savez communiquer vos passions. Vous en donnez une nouvelle preuve en répondant à l’appel de Marcel David. Déniau avait prédit que vous vous consacreriez au beau et que Marcel David se consacrerait au bien. Disciple de Mounier, votre ami a créé, à l’université de Strasbourg, un institut du travail pour contribuer à la formation de responsables syndicaux. Vous prenez le train pour l’aider dans son entreprise. À ces travailleurs, vous allez donner des cours du soir d’art moderne. Vous relevez ce défi : faire aimer Picasso ou Braque à des esprits qui y sont fort peu préparés.

     À la lecture d’un de vos premiers livres, l’Histoire de la civilisation française, écrite en collaboration avec Mandrou, Roland Barthes avait été frappé par « l’ouverture ethnologique » du propos. Ainsi, la « nouvelle histoire », attentive aux rythmes propres des mouvements presque insensibles qui entraînent les civilisations, sortait en 1958 du cercle restreint des spécialistes, pour faire son entrée dans le territoire de l’homme cultivé.

Un spectateur non engagé.

     Depuis lors, les études sur l’habitat, le vêtement, la nourriture, la coutume, se sont multipliées et ont vu croître leur popularité. Le lecteur ne veut plus seulement connaître le fil des événements, mais savoir comment ses ancêtres les ont vécus. Cette soif de connaissances tournées vers le concret, vous avez contribué à l’aiguiser. Et vous l’avez largement étanchée, grâce à tous vos ouvrages, qui se sont diffusés chacun à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires.

     Vous soulignez ce que vous devez à Marx, à ses analyses sur les rapports de production et sur la lutte des classes. Pourtant, en dépit du succès que vous avez connu auprès des marxistes, vous n’avez jamais cédé à l’esprit ni aux excès idéologiques. L’économie n’explique pas tout ; le champ social la déborde largement. Vous utilisez les analyses de Marx, mais savez vous en dégager pour construire pragmatiquement vos études. Vous attachez autant d’importance à l’influence des mentalités qu’à celles des infrastructures matérielles. Vous êtes généreux, sensible au sort des humbles ; mais vous êtes un spectateur non engagé, à la différence de Raymond Aron. Vous ne voulez être ni « de gauche » ni « de droite ».

     Votre grande synthèse, parue en 1962, L’Économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval, est à la fois un aboutissement et une délivrance. De plus en plus, vous allez vous tourner vers une histoire où s’affirmera le souci d’embrasser tous les registres de la vie des hommes.

     Un mot me semble revenir plus qu’aucun autre sous votre plume ; un ordinateur confirmerait sans doute que c’est le mot « tout ». Une phrase suffit à expliquer pourquoi : « L’histoire sociale, en fait, c’est toute l’histoire », avez-vous dit. L’histoire sociale n’est pas une tranche distincte : elle est le carrefour où se rencontrent toutes les histoires.

     Dans votre domaine — quatre ou cinq siècles d’Occident, mais surtout deux, le XIe et le XIIe —, votre éclectisme est boulimique, votre boulimie est méthodique. Rien n’échappe à votre regard ; vous investissez votre sujet dans sa globalité. Vous auriez pu n’être que l’historien du Mâconnais. Vous êtes devenu, par la force de vos synthèses, l’historien d’une civilisation. De livre en livre, vous avez rassemblé sous votre autorité tout le champ de la connaissance médiévale, avec la même patience que les Capétiens étendant leur pré carré.

     Mais vous gardez le souci de la pédagogie. Vous savez mesurer l’espace de la synthèse à la durée d’attention du public. Je n’en veux pour preuve que le livre de poche où, dans la collection « Archives », vous présentez l’An mille — le moment, l’idée du moment qu’en ont les contemporains, et l’idée de cette idée que l’on s’en est faite par la suite.

     Vous vous plaisez à ces histoires dans l’histoire. Pour la première fois, vous atteignez le grand public par une application exemplaire de votre histoire des mentalités.

     Utilisation pertinente des textes, perspicacité du commentaire, remise en question des idées reçues, tout, dans ce petit ouvrage, stimule la réflexion. Selon votre habitude, vous concluez par un superbe raccourci : « Ici, dans la nuit, dans cette indigence tragique et dans cette sauvagerie, commencent, pour des siècles, les victoires de la pensée d’Europe. » Quelle différence entre la fin du premier millénaire et la fin du second ! Vous n’êtes pas seul à craindre que, dans l’abondance et le confort où nous sommes, ne commencent les défaites de notre civilisation. Et de plus en plus rares sont ceux qui attendent la lumière éternelle. L’espérance semble nous avoir quittés.

     Dix années durant, Monsieur, vous animez à Aix une « université d’été ». Elle réunit pendant trois semaines une quarantaine d’étudiants de tous les pays méditerranéens. Cette initiative avait l’ambition de contribuer à réduire les tensions entre Israéliens et Palestiniens, Syriens et Libanais, Grecs et Turcs. Toujours votre générosité — que j’allais qualifier d’incorrigible. Après le massacre d’athlètes israéliens à Munich, l’entreprise vous parait impossible. Aujourd’hui, on ne l’imaginerait même plus.

     Une nuit, le téléphone sonne. Le grand éditeur d’art Albert Skira vous mande à Genève. Il veut, non que vous écriviez une histoire de l’art de plus, mais que vous présentiez l’œuvre d’art médiévale dans la société qui l’a vue naître.

     Ainsi alliez-vous montrer avec quelle profondeur vous savez regarder l’œuvre d’art. Vous vous placez dans la lignée du Malraux de La Métamorphose des dieux, auquel vous m’avez avoué que vous deviez beaucoup.

     De cette collaboration avec Skira, naîtront trois albums en 1966 et 1967 : Fondements d’un nouvel humanisme, L’Europe des cathédrales, Adolescence de la chrétienté occidentale. Ils seront repris plus tard, dans une forme plus accessible à toutes les bourses, sous le titre Le Temps des cathédrales.

     Mais, déjà, votre village est devenu trop petit. La Ville vous appelle, Monsieur, à gravir la quatrième marche de votre tribune.

Au Collège de France.

     Vous avez dit, mieux que je ne saurais le faire, la dette, l’amitié, l’admiration qui vous unissaient à Fernand Braudel. Sans être son successeur direct, vous serez parmi nous son héritier.

     En 1970, il vous attire au Collège de France ; mais il a l’habile modestie de s’effacer, pour que son parrainage, parfois contesté, ne vous nuise pas. Vous êtes élu à la chaire d’histoire non du Moyen Âge, mais des « sociétés médiévales » — vous tenez à cette distinction.

     Dans la même semaine, du 1er au 4 décembre 1970, trois leçons inaugurales retentissent avec éclat dans le Collège : celle de Raymond Aron, celle de Michel Foucault, la vôtre. Quelle consécration pour les sciences humaines, qui avaient paru incarner l’esprit des années soixante ! Le Collège reste le temple de la culture innovatrice. Il mérite plus que jamais la définition qu’en donnait Renan : « La science en train de se faire. »

     Du pied de la montagne Sainte-Victoire, vous passez au pied de la montagne Sainte-Geneviève. Non sans retourner souvent sous vos oliviers et dans vos pinèdes, où vous aimez les longues marches, nécessaires, dites-vous, à votre inspiration.

     Il faut assister à votre cours.

     Vous ne risquez aucunement la mésaventure bien connue d’un collègue de la fin du siècle dernier, dont les quelques auditeurs se raréfiaient à mesure que l’heure s’écoulait, et qui, n’en apercevant finalement plus qu’un au haut des gradins, lui demande la permission de poursuivre encore un moment : « Ne vous faites pas de souci, lui répond cet auditeur persévérant, je suis payé à l’heure, je suis votre cocher. » L’affluence à votre cours rappelle plutôt celle qui se pressait pour entendre Bergson. Mais les temps ont changé : on ne voit plus les dames de la bonne société arriver au dernier moment pour prendre la place que leur valet de chambre a occupée longtemps à l’avance. Chacun, aujourd’hui, ne peut compter que sur soi-même.

     Une heure avant le début du cours, la salle principale s’emplit. Ensuite, une salle voisine, reliée par circuit audiovisuel. Pour ceux qui n’arrivent qu’avec un quart d’heure d’avance, il ne reste plus de places que sur la moquette et jusque sur les marches de la chaire, qui sont prises d’assaut. À l’heure juste, vous faites votre entrée. La salle applaudit. Sur les genoux des auditeurs, les stylos se mettent en marche. Les magnétophones de poche aussi ; et l’on m’assure qu’ils servent à un « piratage » de vos cours au profit des universités de certains pays méditerranéens. Le maître parle. On l’écoute dans un silence religieux. Valéry, qui enseigna dans la même salle, gémissait avec humour : « Une salle pleine d’on ne sait qui, comme c’est fatigant ! » Mais vous n’avez l’air nullement fatigué. Certains, et surtout certaines, restent bouche bée, comme en extase.

     Si fervents que soient vos auditeurs, c’est pourtant le prodige du petit écran qui seul permettra de multiplier soudain leur nombre par dix mille.

     La maîtrise que vous avez affirmée dans les trois albums Skira est si éclatante, que Roger Stéphane a l’idée d’en faire profiter la foule immense et secrète des téléspectateurs. Ce projet donnera lieu à une série, Le Temps des cathédrales. C’est, pour votre œuvre, une nouvelle dimension.

     Vous indiquez les sites, les monuments à filmer. Vous improvisez votre commentaire, pour lui garder toute sa vie. Une fois retranscrit, il fournira, pratiquement sans retouche, une troisième version de la même œuvre, éditée sous un nouveau titre, L’Europe au Moyen Âge. La projection de ces neuf films vous offre trois millions de fidèles. L’universitaire dont les travaux n’étaient connus que d’une élite fut, d’un seul coup, « médiatisé ». (Nous ne nous sommes pas encore prononcés sur la validité de ce mot, n’étant encore qu’à la lettre j ; vous arrivez largement à temps pour nous aider à trancher.)

     Probablement la signification de votre message est-elle différente selon les types de public. Les érudits qui suivent votre séminaire attendent des voies nouvelles pour leurs recherches. Le public cultivé qui se presse au cours magistral attend un supplément suggestif de culture. Le vaste public qui vous a écouté à la télévision attend une perspective qui recule ses horizons. C’est là ce qui fait la force de votre œuvre. Tous y trouvent leur compte. Vous avez l’art de plaire aux amateurs sans décevoir les spécialistes.

Jeanne d’Arc ou la foi des campagnes.

     Dans ces années-là, l’histoire dite « nouvelle » a fait sa grande percée. Votre effort individuel, à la fois, est porté par la vague qui a conquis le grand public et, à son tour, la pousse plus loin encore. travers vous, c’est le prestige de la « nouvelle histoire » qui est reconnu.

     La thèse ne vous avait pas épuisé. La « médiatisation » ne vous a pas gâché. Vous glissez, habile homme, entre les pièges.

     À partir de 1973, année où vous publiez trois livres différents, Guerriers et paysans, Le Dimanche de Bouvines et Les Procès de Jeanne d’Arc, votre production semble s’accélérer. Comme si, après une longue maturation au soleil de la Provence, pendant laquelle vous n’aviez livré que quelques gros ouvrages, vous multipliiez les angles d’attaque, pour cerner au plus près les sociétés médiévales.

     Mme Duby a écrit avec vous — à moins que vous n’ayez écrit avec elle — une présentation des procès de Jeanne d’Arc. Vos commentaires communs montrent bien comment — après la rationalisation du dogme poursuivie par les docteurs au XIIIe siècle —, avec Jeanne, ose enfin s’exprimer la foi des campagnes ; c’est le peuple qui prend la parole.

     Que doit cet ouvrage à Georges ? Que doit-il à Andrée ? Allons chercher dans votre plus récent ouvrage le chapitre que vous consacrez à la Pucelle : « Dissipant la désespérance, écrivez-vous, le miracle avait renversé le cours des choses humaines, enclenché un mouvement de profondeur que le supplice ne parvint pas à contenir et qui, en quelques années, aboutit à libérer de l’occupant tout le royaume. » Le miracle... C’est, sous votre seule signature, exactement la même pensée que celle que vous aviez signée à deux quinze ans plus tôt.

     On chercherait en vain à vous dissocier, ou de votre épouse, ou de vous-même. On relève entre ces deux livres une absolue continuité. Cette continuité, on la retrouve dans la plupart de vos ouvrages. Vous estimez à juste titre qu’il vaut mieux se répéter que se contredire. Bergson disait qu’un philosophe digne de ce nom n’a jamais dit qu’une seule chose. Pourquoi ne serait-ce pas vrai aussi de l’historien, surtout lorsqu’il est fidèle à une même époque ? Et vous avez l’art, tout en utilisant la même grille, de renouveler chaque fois l’expression de vos thèmes.

     Je me défends, Monsieur, d’essayer de saisir où vous vous situez face au christianisme. Du moins n’êtes-vous pas du côté des « rationalistes », qui ricanent avec Voltaire sur le pucelage de Jeanne. Vous n’avez pas non plus la foi de votre mère, que vous qualifiez de « religion mérovingienne ». (Dans la bouche d’un médiéviste, cette épithète ne saurait être péjorative.) Vous ressentez en tout cas quelque chose qui s’approche de la foi et qui est le sens du sacré. Comment pourrait-on, d’ailleurs, comprendre le Moyen Âge comme vous le faites, sans participer à son obsession du divin ? Rechercher la compagnie des saints et des preux, sans être éclaboussé de lumière ?

L’histoire de l’histoire.

     Le Dimanche de Bouvines, ce fut d’abord l’histoire d’un mythe — le mythe fondateur de la France. Une fois de plus, vous annexez à la grande histoire, l’histoire de l’histoire. Mais aussi, votre Bouvines, c’est le désir de réfuter une idée reçue : que la « nouvelle histoire » méprisait les événements et particulièrement les batailles. Cette idée, vous aviez, il faut bien le reconnaître, fortement contribué à la propager. Marignan-1515, l’a-t-on raillé, ce symbole ! En tout cas, si cette idée était courante avant cet ouvrage, après lui elle ne pouvait plus être accréditée. Mieux vaut tard que jamais.

     Vous faites la preuve que l’histoire de Marc Bloch, de Lucien Febvre et de Fernand Braudel — la vôtre — ne refuse pas les événements. Elle refuse seulement de s’y réduire. Et elle sait les approfondir.

     Vous êtes d’ailleurs parfaitement conscient, comme l’était Braudel, des excès coupables auxquels on s’est livré dans l’enseignement secondaire, et même primaire, au nom de la « nouvelle histoire ». On y a commis, en singeant des recherches bonnes pour l’enseignement supérieur, l’erreur impardonnable de refuser aux jeunes de solides cadres chronologiques ; de même qu’on leur refuse souvent, par une absurde faiblesse qui se fait passer pour un respect de leur liberté, la chance d’encadrer leur propre vie par de solides principes.

     Les années 70 sont aussi celles des Histoires de la France rurale, de la France urbaine et de la vie privée, dont vous assumez la direction en vous réservant la période médiévale. Vous insistez sur le fait que vous vous êtes contenté d’exécuter des commandes qu’on vous avait passées. On dirait que vous voulez vous faire pardonner d’avoir commis tous ces beaux livres. Le seul, avec votre thèse, que vous reconnaissez avoir voulu par vous-même est Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme. Vous y ouvrez la voie dune étude comparée des schémas de pensée, en vous fondant sur l’idée, admise depuis Marc Bloch, que la société médiévale était divisée depuis le Xe siècle en trois ordres : prêtres, guerriers, paysans ; ceux qui prient, ceux qui se battent et ceux qui travaillent. Ces trois fonctions, chères à Georges Dumézil, sont déjà présentées, notamment par Adalbéron au début du XIe siècle, comme nécessaires et voulues par Dieu.

     En fait, vous avez montré que, sous l’emprise de Cluny et du monachisme, la distinction opératoire aux XIe et XIIe siècles était plutôt entre les moines, les clercs séculiers et les laïcs, par ordre décroissant de pureté. Les trois ordres ne resurgiront qu’avec l’affermissement du pouvoir royal, à la fin du XIIe siècle.

     Cette enquête minutieuse vous a amené, non seulement à remettre en question les suggestions de Marc Bloch, mais à rejoindre le sillon creusé par Georges Dumézil. Vous montrez clairement que ce schéma idéologique mettait en jeu les rapports de forces entre les deux catégories dominantes — les évêques cherchant à imposer aux chevaliers la paix de Dieu — et servait à repousser la bourgeoisie hors de la noblesse, malgré son ascension matérielle.

     L’Histoire de la vie privée, dont Philippe Ariès avait eu le premier l’idée, nous a prouvé que la démarche historique a beaucoup à nous apprendre sur nous-mêmes, en se penchant sur nos comportements intimes. Et lorsque vous avez publié Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, il n’était pas évident que votre méthode vous permettrait de dégager un enseignement aussi neuf : vous avez révélé à beaucoup d’entre nous que le mariage n’est devenu un sacrement de l’Église que très tardivement — après bien des péripéties morales, religieuses, sociales et même politiques, puisque la révolution féodale est, autant qu’un effet des transformations économiques, le fruit d’une mutation du système de parenté.

     Guillaume le Maréchal est, jusqu’à présent, votre seule biographie. Vous possédez si bien désormais votre Moyen Âge que vous pouvez l’incarner tout entier dans un visage.

     Cet inconnu de l’histoire, célèbre en son temps et bien connu des Anglais d’aujourd’hui, est sorti grâce à vous du purgatoire de l’oubli français. Témoin exceptionnel de la société médiévale, par sa fidélité aux valeurs de la chevalerie, Guillaume est déjà, à son époque, une espèce en voie de disparition. Sur un témoignage du temps — celui d’un poète — vous nous donnez un témoignage d’aujourd’hui — le vôtre. Vous employez de plus en plus souvent la première personne, car vous cherchez moins à établir des faits ponctuels qu’à proposer une interprétation personnelle : « Nul portrait si exact, si conforme au modèle, écrivait Michelet, que l’artiste n’y mette un peu de lui. »

     Dans ces derniers livres, vous dominez de si haut l’ensemble de votre documentation que, malgré les lacunes de vos sources, vous donnez le sentiment que la découverte de nouvelles archives ne nous apprendrait rien de plus.

     Époque de maîtrise. On vient vous voir, quelquefois de loin. Vous dialoguez, avec Lardreau par exemple, devant qui vous exposez la plénitude modeste d’un historien heureux.

Un nouveau défi.

     Et vous voilà maintenant parvenu, Monsieur, à une cinquième étape. Votre élection à l’Académie suit de près votre accession à la présidence de la Société d’édition de programmes de télévision — dont on a fait, par calembour, un sigle, la SEPT — et précède la publication de votre volume, le premier, de cette vaste Histoire de France qui sera une histoire de l’État français.

     On vous a promu défenseur, sur les étranges lucarnes, de la culture française, pour lutter contre l’envahissement de la vulgarité, de la médiocrité, de l’insignifiance. Cette responsabilité, vous l’avez acceptée comme un nouveau défi. Vous exercez un pouvoir. Ambition ? Peut-être, mais alors ambition d’accomplir l’œuvre que vous devez aux autres. Cette ambition ne fait qu’un avec votre générosité foncière, votre volonté de partager les vraies richesses qui sont en vous.

     Des esprits malicieux pourraient observer que, malgré votre application à préserver votre liberté, vous n’êtes pas de ceux qui se reposent sur leurs lauriers. Vous n’êtes vraiment pas fidèle à la tradition de la retraite précoce, que votre grand-père et votre père avaient instituée dans votre lignage, comme vous diriez. Y a-t-il un travail qui vous rebute ? Un livre d’histoire que vous ne préfaciez pas ? Un ouvrage d’équipe que vous ne dirigiez pas ? Une collection nouvelle que vous ne lanciez pas ? Comment préserver un espace de liberté pour lire, peindre, recevoir vos amis, mener une vie de culture et de loisir — au sens noble de l’otium latin ?

     Cela suppose, en tout cas, une faculté de concentration exceptionnelle. C’est ce que vous appelez plaisamment « une faible capacité de travail, trois heures par jour au maximum ». En réalité, c’est au prix de cette concentration du temps consacré à l’écriture, qui est aussi une concentration sur vous-même ; c’est au prix encore d’une organisation redoutable, d’une vigilance à vous protéger des fâcheux — ces assassins de la création —, que vous pouvez, comme vos ancêtres artisans, conserver une large disponibilité d’esprit et ne pas vous laisser absorber totalement par le travail. Heureux écrivain, qui ne travaillez jamais le soir, tandis que d’autres, qui voudraient bien en faire autant, ne peuvent travailler que le soir !

     On dirait que tout doit être marqué du sceau quasi régalien de votre approbation. On aurait même envie de parler de mandarinat, et de trouver que, décidément, mai 68 est bien loin. Vous ne dispensez pas les postes et les prébendes. Vous ne réglez pas les carrières. Mais voilà, vous êtes toujours volontaire pour servir le Moyen Âge, et comme vous le servez bien, on vous désigne toujours. Il n’y a pas d’excuses à chercher à l’exercice de votre magistère. Souhaitons à notre pays beaucoup de mandarins comme vous.

     Vous ne pouvez vous dérober au rôle directeur que l’on attend de vous. C’est ainsi que j’interprète votre dernier livre, le premier tome de L’Histoire de France. Imposant, somptueusement illustré, c’est une somme sur cinq siècles. À l’économique, au social, au mental, à l’artistique, vous ajoutez une dimension supplémentaire : celle du politique. Plus rien ne vous échappe désormais.

     On a présenté cet ouvrage comme un retour à l’histoire traditionnelle. Certes, le politique avait été, depuis un demi-siècle, négligé au profit du social, l’événement au profit de la structure. Pourtant, vous restez fidèle à votre approche : entrevoir ces temps lointains par les yeux des autres. C’est de l’histoire des mentalités appliquée au politique. La lumière est la même, si l’éclairage est différent. Vous réconciliez le grand public avec l’histoire universitaire. Et sur le sujet le plus unificateur qui soit : l’émergence de l’État dans la nation française.

     Comment ne pas penser que votre réception en ce lieu vient s’inscrire dans cette logique ?

     Dans Les Lieux de mémoire, Marc Fumaroli écrit que la création de l’Académie avait fixé « les rites de passage de la vocation littéraire à la reconnaissance d’utilité publique et à l’entrée dans une sorte de Panthéon national ».

     La formule vous va particulièrement bien. Vous voici, Monsieur, reconnu d’utilité publique.

     L’Académie est le couronnement naturel de votre carrière. Exactement mille ans après que Hugues Capet fut élu roi de France, vous fûtes élu à l’Académie française : les historiens de demain retiendront peut-être ce nouveau clin d’œil du hasard, ou de la nécessité, en tout cas du destin.

     Vous retrouverez ici plusieurs collègues du Collège de France. Ils avaient eux-mêmes mis leurs pas dans ceux d’une longue cohorte qui avait déjà uni les deux plus anciennes institutions où s’épanouit la culture de notre pays : le Collège, comme notre Compagnie mais avec un siècle d’avance, a traversé, depuis l’ancienne monarchie, seize régimes constitutionnels, en attendant peut-être le dix-septième.

     Cela ne signifie pas que le Collège soit une école préparatoire à l’Académie. Notre Compagnie n’a jamais recherché les spécialistes, si éclatante que fût leur valeur scientifique. Quand elle doit choisir entre un savant et ce qu’on appelait au Grand Siècle un « honnête homme », elle préférera toujours l’honnête homme. Mais le savant qui est en même temps honnête homme, le savant qui surplombe sa spécialité, soucieux de large culture et de beau langage, n’est heureusement pas une espèce disparue. Vous en portez témoignage.

     Monsieur,

     Du pouvoir d’évocation que vous confèrent vos dons littéraires, nous venons encore d’avoir la preuve, à l’instant, lorsque vous avez ressuscité parmi nous la figure de Marcel Arland.

     Ce qui restera peut-être comme le plus précieux de ses talents, ce fut la recherche du talent des autres. Sa contribution au succès de la NRF et à la qualité des livres édités rue Sébastien-Bottin est à la fois immense et discrète. Presque secrète. Il acceptait de perdre son temps, non seulement à lire des masses de manuscrits sans valeur, mais, à recevoir des jeunes gens mal dégrossis : il les humait, comme une abeille hume le pollen. J’en connais au moins un, dont il fit publier dans une collection célèbre un essai écrit à vingt ans, et qui a noué alors avec lui des liens fidèles.

     Ses dernières volontés prescrivaient que les honneurs funèbres lui fussent rendus dans l’intimité de sa campagne gâtinaise. De cette Compagnie, nous n’étions donc que deux à lui faire escorte, parmi une vingtaine de proches ou de villageois. Sur les branches jaunissantes, se posaient quelques oiseaux attardés. Ce grand anxieux s’endormait dans la douceur d’un jour inoubliable.

     Que restera-t-il de son œuvre ? Il fut l’un des auteurs les plus achevés de notre siècle. Chez lui, la recherche de l’expression juste, l’économie de l’écriture étaient une façon d’apaiser son angoisse, de conjurer l’amère vision d’un monde sans espoir.

     Vous avez rendu à Marcel Arland l’hommage du styliste que vous êtes, au styliste qu’il fut. Car, vous aussi, vous savez marier la force d’expression à la sobriété. Vous aussi, vous employez les mots dans leur mesure exacte et leur exacte pesanteur. Vous aussi, vous préférez l’intensité à la profusion.

     N’est-ce pas là le secret que je cherchais ? N’est-ce pas là le fil d’Ariane que nous avons entrevu à chaque étape de votre itinéraire ? Si votre œuvre rayonne autant, si vous avez hissé à une telle hauteur les apports croisés des sciences humaines, si votre érudition, que vous partagez avec la communauté historienne, vous l’avez transfigurée, c’est que vous faites subir à votre savoir l’alchimie d’une exceptionnelle maîtrise du verbe.

     Votre résurrection du passé est neuve, parce qu’elle se fait, chez vous, comme la création des personnages chez le romancier. Vous faites sentir, vous faites aimer les choses et les gens dont vous parlez. En vous, la connaissance devient poésie. Vous avez traité votre discipline comme un art — et par un art : l’usage talentueux de la langue française.

     L’histoire universitaire avait déserté la littérature pour rejoindre la science. Votre principal mérite, c’est de l’avoir ramenée dans notre littérature, sans qu’elle perde rien de ce que la science lui a apporté.

     En votre œuvre, le style est indissociable du travail de recherche. C’est beaucoup mieux qu’un art de la présentation des faits, de l’ordonnancement des idées, de la clarté des démonstrations. Par la magie des mots, savoureux, terrestres, charnels, par le rythme de vos périodes, vous recréez pour vos contemporains un monde aboli de références, de désirs, d’imaginations. Simultanément, vous nous montrez la distance qui nous sépare du Moyen Âge, pour nous éviter les pièges de l’anachronisme ; et vous nous faites remonter le temps, pour nous immerger dans une société dont les comportements et les mentalités nous apparaissent étonnamment familiers ; une société d’hommes et de femmes aussi vivants, aussi présents que nous, qui sommes ici ensemble.

     À un grand lecteur, qui sut être, dans plusieurs de ses livres, un grand écrivain, succède un grand professeur, sous lequel le public a vite senti percer un grand écrivain.

     C’est l’écrivain, c’est l’artiste, c’est l’homme de communication, autant que le chercheur et l’érudit, que nous accueillons aujourd’hui.

     Dans notre auberge d’éphémère immortalité, soyez, Monsieur, le bienvenu.